Je fais cuire du choux romanesco avec des pommes et des nouilles sautées. Du tofu gratiné dans de la levure de bière Je cale quelques bouts de citron en pickle. Moi je kiffe ma tambouille. Mes filles trouvent que les raisins secs grillés, c'est too much. Je vais pas me plaindre, j'essaie de leur inculquer cynisme et esprit critique, toussa toussa. Voilà, c'est la ganache de mon expérience en cet instant. Le cronch cronch de mes mâchoires sur les graines de tournesol qui entrecoupent l'analyse gastronomique de mes compagnes de table. Mon plaisir gustatif qui slalome agilement au milieu des critiques. Au premier abord, cette expérience, mon expérience, semble différente de celle de mes filles. De mon côté, je m'affale impassiblement dans les arômes qui fleurissent ça et là. Mes filles, elles, patrouillent dans les textures avec leur Kalashnikov métaphysique
Je profite de l'occasion pour plonger dans ce petit moment de vie. Je suis en pleine exploration de "l'expérience" et je guette les opportunités de sortir des espaces théoriques. Là, tout de suite, je suis dans la vraie vie. Dans le vrai monde. Avec deux créatures dont je suis responsable et avec lesquelles j'ai tendance à me confondre parfois, tant je me sens proches d'elles. L'assurance de leur bien être est codé en moi comme une espèce de mission divine. C'est sans doute les deux personnes avec lesquelles j'ai le plus de mal à prendre de distance. Il y a quelques années, j'ai participé à une réunion de méditation avec elles. Elles passaient leur journée à découvrir les joies du cirque pendant que moi je créchais assis en tailleur pendant des heures. Le truc c'est qu'à force de faire des teufs avec elles et de les chercher dans la foule, je capte leur voix à des distances surhumaines. Régulièrement je me faisais chopper par leur cris dans le lointain. Dès qu'elles approchaient de notre tente, je les captais au moins cinq minutes avant qu'elles ne me rejoignent. Alors descendre en profondeur dans une quelconque expérience intérieure pendant qu'elles sont à côté de mon oreille à m'envoyer leurs ingrates punchlines, autant faire une sieste dans un grand huit. En même temps, comme dirait Sinatra, "if I can make it there, I'll make it everywhere "
En fait, l'occasion est parfaite de me désidentifier de ce que je suis en train de vivre, de ces deux créatures qui sont un peu l'extension de moi même, l'extension de mon propre corps. Le truc, c'est que plus j'observe minutieusement l'expérience, plus je transforme l'expérience. Le chat de Schrödinger. Plus je me désidentifie, plus je me détend la pomponette. J'entend toujours les voix, je capte toujours les goûts en moi, mais l'importance de tout ça n'est plus exactement la même. C'est subtil, à peine perceptible et pourtant ça change comme "le sens" de l'expérience. Plus je m'étend dedans, plus ça change "le goût" du truc. Et je peux descendre et descendre encore. Je peux même leur répondre, mais c'est comme si je ne répondais pas du même endroit. D'ailleurs, pour elles, c'est kif kif. Elles continuent de vivre leur vie, elles finissent leur bols et en vrai, elles s'en resservent quand même une louche, comme quoi il était pas si chelou mon plat...